Une fois de plus lors du dernier repêchage, les sélections du Tricolore, dont celle plutôt tardive du Québécois Miguel Tourigny, ont été commentées par tous et nous ont ramené un air connu.
Même si plusieurs commencent à en avoir assez de ce débat qui semble revenir chaque année, c’est une question inévitable qui semble presque éternelle : le Canadien doit-il repêcher des joueurs québécois?
Or, poser cette question, c’est implicitement se demander si le Tricolore a un quelconque devoir envers la base de ses partisans, c’est-à-dire, envers la majorité historique francophone du Québec.
C’est peut-être ce devoir qui est sous-entendu par Patrick Roy lorsqu’il a affirmé « quand t’es rendu que tu en prends un en 7e ronde, ça fait comme… drôle», en commentant la seule sélection québécoise du CH sur 11 joueurs, il y a deux semaines.
Mais quel est le fondement de cette relation intime entre le Canadien de Montréal et le fait français qui donne lieu à ces sentiments particuliers et qui conduit à nous poser ce genre de question à la fois morale et sociale?
Tout simplement l’origine de ce club fondé en 1909 par un anglophone : John Ambrose O’Brien!
Un peu comme le all Canadian Tim Hortons qui a récemment décidé de vendre son café aux Québécois dans des contenants fleurdelisés bleus pour la St-Jean Baptiste, O’Brien voulait se servir de la fierté des Canadiens, terme qui faisait encore exclusivement référence aux Canadiens-français au début du 20e siècle, pour mieux vendre son nouveau produit : les Canadiens de Montréal!
En d’autres mots, O’Brien s’est servi de la vibrante fibre nationale canadienne-française et de la rivalité existante avec les Anglais de l’époque pour vendre les billets de sa nouvelle équipe.
Il était pour ainsi dire absolument certain que les Canadiens allaient s’identifier… aux Canadiens!
Pas fou, le gars!
De fait, bon an, mal an, pour la majeure partie de son histoire, le Club de hockey Canadien, les Flying Frenchmen, le Tricolore (nom inspiré par le drapeau français) a pu compter sur de nombreux joueurs francophones au sein de sa formation. Très souvent ceux-ci ont même formé la majorité des joueurs de l’équipe au cours des quelques 113 ans d’histoire du club.
De mémoire, il faut cependant remonter aux années 1980 et aux débuts des années 1990 – alors que les Canadiens et les Nordiques s’arrachaient les joueurs du Québec pour les mêmes raisons économiques et sociales que O’Brien – si l’on veut retrouver une édition majoritairement francophone du Canadien.
L’édition championne de la dernière Coupe Stanley du club en 1993, comptait d’ailleurs 13-14 réguliers parlant la langue de Molière, et non les moindres : Roy, Damphousse, Carbonneau, Desjardins, Savard, Lebeau, Brisebois, entre autres…
Depuis le départ des Nordiques en 1995, la compétition pour mettre la main sur le plus grand nombre de joueurs québécois, ou à tout le moins, évoluant dans la LHJMQ, a disparu.
Puis, il y a aussi le fait que le Québec (tout comme que le Canada en général) produit moins de joueurs, puis le constat que les USA et l’Europe en produisent davantage et que les règles absurdes du repêchage les favorisent, et vous avez un portrait assez juste du contexte actuel dans lequel opèrent les dirigeants du Canadien.
Mais étant donné que le Tricolore ne vit pas en vase clos, on croit qu’à ce contexte, disons « professionnel », il faut aussi ajouter un contexte social et politique : celui d’un nationalisme québécois qui bat de l’aile depuis plus de 25 ans, soit depuis les lendemains perdants du référendum de 1995, un nationalisme que n’ont d’ailleurs jamais ouvertement soutenu les dirigeants et propriétaires du Canadien de Montréal.
Depuis 1995, donc, désillusionné, le nationalisme québécois se meurt un peu plus d’année en année et, comme par hasard, on trouve de moins en moins de partisans de l’équipe – du moins c’est certainement le cas chez les 40 ans et moins – qui implore le CH de repêcher davantage de Québécois.
Mais, pour faire court, disons, chez les plus vieux, ils s’en trouvent encore plusieurs – appelons-les simplement, les nationalistes – pour soutenir l’idée que le Canadien devrait réserver un traitement préférentiel aux joueurs québécois. Qu’à « talent égal » comme le disait Serge Savard – et en admettant qu’une telle chose existe (ou presque) – le Canadien devrait repêcher le joueur local. Bien qu’ils soient peu nombreux, les plus radicaux iraient même plus loin que la notion de « talent égal » et penseraient que le CH devrait repêcher le plus de joueurs québécois possible, point.
Cette vision nationaliste s’inscrirait en philosophie politique dans ce qu’on pourrait appeler une vision communautariste du monde, une vision ou les institutions d’une société donnée devraient accorder une importance spéciale aux valeurs et aux intérêts de cette même société (ex. : la langue), puisque ces institutions tirent leur existence même de la société qui les a produites.
C’est une conception du politique abondamment utilisée par le gouvernement caquiste de François Legault, comme on peut régulièrement le voir dans ses publicités, l’entendre dans ses allocutions, le lire dans son programme politique et dans les lois qu’il met en place. Avant la CAQ, le PQ avec, par exemple, sa charte des valeurs de 2014, l’ancêtre de la loi 21, nageait dans les mêmes eaux communautaristes.
Mais, pour revenir à nos moutons, le Canadien, s’il est une institution commerciale très vite devenue sociale et qu’il en est pleinement conscient, n’est pas à proprement parler une institution politique.
Il n’a donc pas l’obligation politique de jouer sur le terrain de la langue comme, par exemple, le gouvernement québécois qui a le devoir de protéger et promouvoir la langue française par différentes lois et règlements, à commencer par la loi 101 et ses révisions.
Mais bon, le Canadien est implanté au Québec et historiquement, il signifiera toujours quelque chose de spécial pour la majorité historique francophone, du moins tant et aussi longtemps qu’il portera ce nom qui veut historiquement tout dire, et que cette même majorité aura une quelconque notion de sa propre histoire!
À moins de n’avoir rien compris à ce qu’on raconte jusqu’ici, on semble bien n’avoir d’autre choix que de répondre par l’affirmative à cette question. Du moins, un devoir social.
Mais le Canadien, lui, de la bouche même de Geoff Molson, répond-t-il par l’affirmative? C’est plutôt mitigé en général, comme on peut entre autres le lire dans cette phrase prononcée en 2011 :
« La compétition pour avoir les meilleurs joueurs se fait entre 30 équipes et que ce soit un Russe, un Québécois ou un Américain, si le joueur est parmi les meilleurs, on le veut. Et on va tout faire pour avoir les meilleurs, ce qui inclut les Québécois et les francophones. »
C’est une réponse très libérale avec à peine un soupçon de considération pour le fait français. D’autres diraient que c’est simplement du nationalisme canadien/canadian contemporain.
Mais à force de se faire talonner par ses partisans, très souvent par le biais des médias, on peut penser que Geoff Molson a peut-être compris qu’il valait mieux montrer un peu plus de considération pour le fait français. Le Club de Hockey Canadien, même s’il n’a pas été fondé par un francophone, est une institution commerciale et sociale historiquement associée à l’ethnicité et à la culture canadienne-française.
Sans cette ethnicité et cette culture, le Canadien n’existerait pas ou, à tout le moins, il se serait appelé autrement et n’aurait peut-être pas connu un aussi grand succès commercial et sportif ! On peut m^me ajouté qu’il ne vaudrait pas plus de deux milliards de dollars et n’aurait pas gagné 24 fois la Coupe Stanley !
Or, les plus radicaux tenants du « on s’en sacre d’où viennent les joueurs, choisissez les meilleurs », appelons-les les libéraux, voir les ultra-libéraux – pas exactement au sens de Dominique Anglade ou de Justin Trudeau et du Parti libéral du Québec ou du Canada, mais au sens du libéralisme politique – n’ont que faire de ces racines sociales ou communautaires et du respect ancestral qu’il implique.
Pour eux, le devoir des institutions politiques, sociales ou commerciales est tantôt de garantir leurs droits, tantôt de procurer du confort ou du plaisir aux individus.
Dans une perspective libérale, le seul devoir d’une institution sociale et commerciale comme le Canadien serait de procurer de la joie et d’offrir un spectacle en étant compétitif pour ses partisans/consommateurs qui, peu importe leurs origines, paient le gros prix.
Dans cette optique, que semble favoriser Molson, le CH ne devrait aucunement discriminer les joueurs/individus sur la base de la langue parlée ou de la provenance. Il devrait se montrer parfaitement neutre sur ce plan et choisir le joueur qui est le plus haut sur la liste des recruteurs.
Or, dans notre société démocratique, où ces visions du politique cohabitent et s’entrechoquent depuis des décennies, les formes pures du communautarisme et du libéralisme n’existent pas, ou à peu près pas, tellement leurs confrontations constantes sur la place publique ne peuvent que mener à une forme ou une autre de compromis.
Le CH n’a pas les devoirs politiques d’un gouvernement, mais apparemment, quotidiennement impliqué dans tous ces débats, il se reconnaît tout de même certains devoirs sociaux puisqu’il se perçoit souvent lui-même – ça vient de la bouche de Molson – comme « l’équipe du peuple ». Officieusement, il « appartient à ses partisans », et Molson est donc conscient qu’il doit faire un effort pour repêcher des joueurs francophones ou des joueurs de la LHJMQ, en plus de s’assurer que ses dirigeants puissent s’exprimer en français, comme lui a rappelé en 2011 le triste épisode de Randy Cunneyworth derrière le banc.
Affirmer que le Canadien de Montréal possède un devoir moral de repêcher des joueurs québécois ou francophones nous semble exagéré, parce qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un problème d’ordre moral concernant le bien et le mal ou encore d’un problème politique au sens strict et fort de ces termes.
Mais dès lors qu’il se reconnait comme bien plus qu’une business et qu’il se perçoit lui-même comme une institution sociale, le Canadien doit alors respecter certains devoirs sociaux vis-à-vis sa base historique de partisans francophones et/ou québécois sans qui il ne serait pas ce qu’il est devenu. Ces devoirs sont plus mous ou souples que des devoirs politiques ou moraux au sens strict – au sens kantien comme on dit dans le jargon – certes, mais on constate tout de même leur importance à la minute où l’on peut observer et ressentir un manquement à leur endroit.
Or, les devoirs sociaux sont par définition plus conséquentialistes que les devoirs stricts (ne mens pas, ne tue pas, viens en aide aux autres, etc.) guidés par la seule intention de n’accomplir que son devoir moral purement et simplement, sans rien attendre en retour.
Les devoirs sociaux, eux, sont appliqués de façon plus utilitaire, par souci des conséquences, dans ce cas-ci, éviter la gronde dans les médias et plaire aux partisans.
En ce sens, tout en soulignant qu’ils aimaient sans doute le joueur pour vrai, la décision des dirigeants du CH lorsqu’ils ont sélectionné Tourigny au 216e, en toute fin de repêchage, a dû au moins en partie se baser sur un petit calcul d’utilité coûts/bénéfices !
C’est peut-être ce qui faisait tiquer Patrick Roy dans son fameux commentaire « ça fait comme…drôle. » On sent que pour Roy, le fait français et le respect du produit local serait un devoir plus strict et que ses intentions seraient sans doute plus pures à son endroit !
Mais, qu’à cela ne tienne, comme me le faisait dernièrement remarquer un ami anglophone de la Saskatchewan, appelons-le DJ, tous les clubs n’ont-ils pas cette tendance plutôt banale en fin de repêchage de se tourner vers le talent local pour plaire à leurs fans?
En tous cas, c’est certainement le cas à Winnipeg et Calgary, alors que les Jets et Flames, elles aussi deux institutions sociales assez importantes dans leur milieu, ont respectivement repêché pas moins de neuf joueurs de WHL ou de la BCHL dans les trois dernières rondes lors des 10 dernières années, soit exactement le même nombre que le Canadien avec la LHJMQ.
De leur côté, les Leafs ont repêché dans leur cour à 20 reprises au total dans la dernière décennie. Pas sûr que les médias torontois et la frange conservatrice ontarienne à la Don Cherry auraient été aux anges si les Leafs n’avaient repêché que 5-6 fois dans la OHL durant cette période…
En ce sens, oui, peut-être le CH est-il après tout devenu un club de hockey comme les autres, du moins comme les autres clubs canadiens : libéral en bonne partie, mais en gardant un souci communautariste.
Et avec l’exode actuel des joueurs américains vers les USA, c’est un souci qui pourrait gagner en popularité au nord de la frontière.
Car n’oublions pas que tout ce qui relève du social, du culturel et du politique – et donc du sport! – est matière à changements et à reconsidérations au fil du temps et des événements…
Parlez-en à Hockey Canada.